La mesure du temps...

Tout est clair dans la pièce, il fait bien chaud. Quelques arbres à l'extérieur. Le sud a cela de bien, on y voit des palmiers, même sous le ciel d'hiver.Tu es assise dans ton fauteuil, tu regardes dehors, tu fixes un point. Et je me demande à quoi tu penses.
Tout est différent aujourd'hui, dans ta grande maison de retraite aux couloirs blancs,je crois que moi aussi j'aurais peur . Peur de cette si grande solitude et de tous les faux sourires qui vont avec.Tu vas mourir, tout le monde le sait, et tout le monde te montre ses dents en attendant, comme si ça palliait à ça.
Tu faisais déjà ça chez toi. Regarder dehors,toute la journée, le même paysage,la même rue.Et moi je pouvais passer des heures à te regarder regarder.Dis, à quoi tu penses?
Car moi, là,en scrutant ton profil en contre-jour, près de la fenêtre, je mesure ce que c'est qu'une vie. Je mesure ce que c'est d'avoir 93 ans, et de n'avoir plus en souvenir de la vie qu'une maison vide et des tas de photos archivées...

Petites photos aux bords dentelés de crème, avec des images de bonheur,de Maroc, d'Algérie. Des places blanches et des jours sereins.
 Il y avait eu la guerre, il y avait eu la maison de famille détruite. Puis "les allemands qui mettent les pieds sur la table de la salle à manger et vous foutent leurs mains au cul pendant que vous servez le plat de résistance".Les tableaux éventrés dans l'entrée, les meubles abandonnés,les traces de l'enfance que l'on laisse derrière soi, dans une maison gaspillée qui ne vous appartient plus.
Et enfin le Maroc, terre d'asile et refuge au bonheur. Il avait fallu se battre pour travailler et s'habituer au déracinement. Le soleil est une aide précieuse je crois pour aider à se sentir chez soi.

Photographie d'une jeune homme, vétu de blanc dans les ruses d'Ager, teint mat, yeux noirs. C'était lui.C'était comme ça. Et j'aurais fais le même choix.
Puis photos à deux, pique-nique dans des coins rocailleux du pays et images floues de jeunes en mouvements qui font les idiots devant l'objectif. Rires figés sur le papier. Une bande de copains, toujours la même qui revient sur les images qui suivent.
Puis photos à trois, et grimaces d'enfant.Tout semble à sa place.

Il y a eu le vrai déracinement après, le retour en France et à ses paysages gris.Et un homme qui voit la France, pays dans lequel il est né, à 40 ans passés. Choc. Etre d'ici ou là-bas?
 Ici, plus de puits à creuser pour la population, plus de minéraux à dénicher, plus de copains fanfarons qui déjeunent sous un soleil de plomb, plus de nappes blanches, plus de maison fraîche...Non, juste un bâtiment gris et ses 15 étages, en périphérie de Paris, et une petite fille de 6 ans qui rentre de l'école seule et se fait chauffer son lait comme une grande pour le goûter.
Trouver un autre emploi, se reconstruire une vie en laissant pour la seconde fois ce qu'on avait.
Tu continues la musique, mais cette fois, plus d'orchestre,plus de premier prix international de violon. Tu n'es plus une grande musicienne, non, sortie de ton contexte, tu es Madame tout le monde. Tu es désormais seule,face à une classe d'ados braillards qui se foutent bien de savoir jouer trois notes à la flûte.

Les années passent, à défaut de creuser des puits, ton mari devient cartographe. Il y a plus épanouissant que de redessiner en boucle la carte de France pendant 25 ans....C'est comme ça. Après des années de travail acharné, de gammes, de cours donnés soirs et week end, vient l'envie de retrouver le soleil.
Construction d'une maison dans le sud de la France pour oublier les traumas des villes grises, et revivre un peu le nord de l'Afrique.Une maison qui cristallise 20 années au moins de frustrations et de colère, de peine et de sueur.Le chantier est long, onéreux,la maison est mal faite. Mais on s'en fout il faut faire vite et le moins cher possible, pour revivre un rêve perdu.Un tableau trône au dessus de la cheminée, celui de ta maison d'enfance, avec son jardin fleuri.
Fille mariée, qui habite loin. Ton mari qui décède la maison à peine terminée....Tout s'accélère d'un coup. Toutes ces longues années de dur labeur, pour ça...Pour arroser des pieds de tomates seule, à 800 km de la première connaissance. Ne plus jouer de violon à cause des doigts qui se fatiguent et deviennent cabossés. Casser son violon de rage, de s'apercevoir qu'on vieillit.Un peu de piano encore, et puis la vue manque, tu ne déchiffres plus les partitions...Alors tu me montres tes lettres d'amour, tous ces prétendants qui envoyaient des fleurs à ta porte,les images de vie, les notes, les carnets de bord,les mémoires...

Pour finir par se retrouver seule, face à une fenêtre, à ne plus savoir comment on se prénomme. A regarder passer le temps. Dis, à quoi tu penses quand tu regardes dehors, hein?

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